samedi 19 décembre 2015

En Allemagne "moyenne" (1)

L’historien en général, et l’historien du livre en particulier, a tout intérêt à avoir quelques notions de géographie: lorsque nous donnons à des étudiants un cours sur l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, des noms de villes reviennent régulièrement. En France, une certaine proportion des étudiants sait, du moins devrait-elle savoir, où se trouve Strasbourg. Si nous parlons de Mayence, nous voici sans doute déjà dans un monde plus incertain, pour ne rien dire de la troisième ville d’imprimerie, Bamberg. Seule une minorité d’étudiants saura situer Bamberg comme une ville aux confins de la Bohème, mais sans guère plus de précisions.
Il faut le reconnaître, cet espace qui est celui du bassin du Main est un espace compliqué, même si le concept de «paysage culturel», sur lequel nous sommes déjà revenus à plusieurs reprises, s’applique aussi à la géographie de l’Allemagne moyenne et de ses prolongements. Nous sommes dans un pays de massifs anciens, fermé vers l’est par une ligne de hauteurs assez médiocres, mais dont la traversée est difficile: la Forêt de Bohème au sud (max. inférieur à 1000m), le Fichtelgebirge au centre (1053m), les Monts métallifères (Erzgebirge) au nord (max. 1250m). Les hautes vallées sont sinueuses et souvent étroites, la forêt omniprésente, le climat rude pendant une large partie de l'année.
--> Trois grands bassins fluviaux s’y rencontrent, le Rhin à l’ouest, le Danube au sud et l’Elbe à l’est. Nous sommes aussi, rappelons-le, à la frontière historique de deux grands blocs de population, les Germains et les Slaves, ces derniers s’établissant au VIe siècle dans le bassin supérieur de l’Elbe (l’actuelle République tchèque). 
En venant de l’Ouest, la principale voie d’accès est celle du Main. La rivière se fraie difficilement un chemin depuis les hauteurs de la Forêt de Bohème en direction de son confluent –légèrement en aval de Francfort. À une vingtaine de kilomètres de Bayreuth, l’une de ses sources est toute proche des sources de la Saale, qui coule vers le nord, et de l’Eger, qui se dirige vers la Bohème. Rien de surprenant si la vallée du Main est dominée depuis le Xe siècle par des villes de négoce puissantes, devenues sièges d’évêchés, et qui abritent en outre un artisanat très développé: Bamberg, précisément, mais aussi Wurtzbourg –sans négliger d’autres centres moins importants, mais toujours actifs, Schweinfurt, Kitzingen, Aschaffenburg ou encore Offenbach.
La présence de ces villes, et de nombreuses autres, est essentielle, parce qu’elles constituent en elles-mêmes des espaces d’acculturation, parce qu’elles possèdent des institutions d’enseignement bientôt relativement développées, et parce qu’elles innervent et enrichissent leur plat pays. Nous n’en voudrons ici que deux exemples: à Amorbach, sur un tout petit affluent du Main (la Mud), Johann Welcker, né autour de 1440, est très probablement le fils du bourgmestre de la ville. Il fera ses études à Paris, avant de gagner Bâle en 1478, et d’y entreprendre, sous le nom de sa ville de naissance (Amerbach), une carrière d’imprimeur libraire –on connaît la suite. À l’autre extrémité de notre géographie, et une génération plus tard, nous voici à Kronach, légèrement à l’est de Cobourg, aux pieds de la Forêt de Thuringe: c’est là que naît en 1472 Lucas, fils d’un bourgeois établi dans cette petite ville. Il la quittera bientôt, pour gagner Vienne, puis Wittenberg, et pour faire, lui aussi sous le nom de sa ville de naissance (Cranach), la carrière que l’on sait, de plus en plus en articulation avec les industries du livre.
Bamberg n’est pas exactement sur le Main, mais bien sur son principal affluent, la Regnitz, qui descend des massifs de Franconie, et qui ouvre un passage vers le bassin du Danube. Nous sommes ici devant une autre frontière, historique celle-là: en Rhétie (l’Allemagne méridionale romaine) le limes se calait peu ou prou sur la vallée du Danube, avec Ratisbonne (Regensburg) comme principal point d’appui et, en arrière, Augsbourg. La grande ville contrôlant cette route est celle de Nuremberg, qui tient aussi la route de Pilsen et de Prague (par la Berounka, affluente de la Moldau, et donc sous-affluente de l’Elbe).
Ne nous attardons pas sur la complexité de cette géographie sur le plan politique: elle est dominée, à la fin du Moyen Âge, par les deux puissances majeures que sont le roi de Bohème et l’empereur, mais le pouvoir effectif appartient bien plutôt aux princes-évêques, aux villes libres et impériales, et à quelques grandes dynasties nobiliaires, dont les margraves de Bayreuth. Soulignons plutôt combien nous sommes dans un espace ouvert aussi bien sur les pays du nord que sur le Rhin et l’Europe occidentale, sur la Bohème sur la géographie du Danube, et sur l’Italie: richesses, influences et sensibilités de toutes sortes s’y entrecroisent et s’y retrouvent. Est-il besoin de dire que le «voyageur bibliographe» d’aujourd’hui s’y trouve lui aussi dans un monde béni des dieux: les bibliothèques richissimes se succèdent, de Wurtzbourg à Nuremberg, à Erlangen et à Bamberg, avec son fabuleux fonds de manuscrits et ses quelque 3500 incunables…

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